Le prototype chinois de la psychanalyse

Le complexe de Di de Dai Sijie

Le complexe de Die est une comédie de mœurs ayant pour auteur un écrivain chinois:  Dai Sijie. L'intéressé écrit en français; et pour cet ouvrage, il a obtenu le prix Femina en 2003.

 

Chinois, le personnage central du roman a fait ses études en France ; il s’y est initié à la psychanalyse. Il n’est jamais dit qu’il a suivi une formation théorique satisfaisante, et, surtout, condition sine qua non de l’exercice de la profession, la formation pratique consistant à faire soi-même une analyse. Quoi qu’il en soit, le personnage entend rejoindre et libérer sa fiancée prisonnière en Chine ; et comme chemin faisant il faut bien vivre, le territoire chinois est immense, pourquoi pas grâce à la psychanalyse ! Le problème, outre celui que tout psychanalyste itinérant rencontrerait, c’est qu’en Chine la discipline freudienne est quasiment inconnue. Dès lors, au fil de ses rencontres, notre personnage ne laisse pas de proposer ses services à des gens chez lesquels il présuppose un problème, et qui ne lui demandent rien. C’est le contraire de la démarche psychanalytique : l’analyste reçoit la demande de l'analysant, et c’est en fonction de la nature de celle-ci qu’il juge s’il est possible ou non d’y donner suite. Les aventures de notre analyste chinois sont donc jalonnées de scènes franchement drôles, à la limite du burlesque : il veut psychanalyser toutes les personnes qu’il rencontre, qu’elles soient pauvres ou fortunées, instruites ou analphabètes, ayant des problèmes ou n’en ayant pas, et quel que soit le lieu où il les croise  ─ le marché aux légumes, un wagon dans le train, etc.

Outre sa dimension comique, ce roman rappelle l’existence du fossé culturel et social qui sépare l’Occident et la Chine, avec la question de savoir si ledit  fossé, s'agissant de la psychanalyse, est appelé à se réduire sinon se combler.  

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A cet égard, ne faut-il pas d’abord rappeler, lourd de conséquences, que l’Occident est individualiste alors que la Chine ne l’est pas ? L’Occident, en effet, c’est l’humanisme. C’est l’homme au centre de l’univers avec son intériorité subjective, le sujet libre qui décide de son devenir. Certes, étant depuis Freud devenu le sujet de l’inconscient, ledit sujet n’est plus le sujet souverain qu’il était. Il reste cependant libre d’assumer ou non son désir, et c’est pourquoi, en cas d’échec, il recourt à la cure du divan. C’est dire, en d’autres termes, que la psychanalyse est un produit de l’Occident. En Asie bien souvent, et en Chine en particulier, là où le groupe prévaut sur l’individu, l'introspection psychologique est en revanche moins pressante. On y a bien évidemment des états d’âme, mais on ne les envisage certainement pas dans le même contexte culturel qu’en Occident, où quelque chose de l'invention de l’intériorité chrétienne perdure. Le for intérieur, en effet, ne vient pas de la philosophie hellénistique, à laquelle on doit en revanche le Logos. Il y a bien un « connais-toi toi-même» socratique. Mais celui-ci est un « connais-toi toi-même » ontologique, celui proposant de se connaître comme homme - une espèce différente de celle des Dieux, immortels, et des animaux, quant à eux privés de la raison - et non un « connais-toi toi-même » psychologique. Il existe certes une intériorité stoïcienne, celle qu’il faut connaître pour vivre en harmonie avec soi et le monde. Mais elle est dépourvue de la subjectivité qui caractérise la pensée chrétienne, et qui, elle, est le foyer initial du for intérieur de l’homme de la modernité. Cette intériorité, à l'origine, c'est celle du Verbe qui s’est fait chair (Jean, Prologue), de sorte que l’homme est le temple où habite l’Esprit de Dieu (Paul, Corinthien 1, 3, 6 et 17). Ainsi que Saint Augustin le décèle dans Les Confessions, Dieu est constitutif de son intériorité la plus profonde (Deus intimior intimo meo), alors même qu’il lui est extérieur : interior intimo meo et superior summo meo (tu étais à l'intérieur de moi dans ce que j'ai de plus intime et plus au-dessus de ce que j'ai de plus haut). Aussi est-ce en cherchant Dieu en lui que Saint Augustin se trouve et découvre, source d’interrogations, sa complexe intériorité, laquelle débouche sur son célèbre : « Je suis une question pour moi ». C’est la même transcendance d’intériorité que l’on rencontre avec l’Autre de la psychanalyse, et qui fait dire aux lacaniens que, extérieur mais d’abord intime, l’Autre du sujet est en position d’extimité. Au total, donc, et même si le sujet de l’inconscient, toujours pour le dire avec l'école de Lacan, est d’une certaine façon inséparable du sujet universel de la science, on ne saurait omettre de se demander comment, dans les années à venir, et c’est la question qu’en creux soulève Le complexe de Di, la psychanalyse est appelée à trouver sa place en Chine, là où, culturellement, dominent le confusionnisme et le taoïsme.   

  

L’interrogation est d’actualité  et pertinente, du fait des bouleversements  intervenus au cours des dernières décennies en Chine, que l'on envisage la question sous l'angle  du comblement du fossé séparant la Chine traditionnelle du monde occidental dans l'abord de la réalité psychique, ou sous celui des conditions sociales indispensables à la mise en oeuvre de la psychanalyse.

De ce qui pourrait à cet égard rapprocher les deux cultures, il faut d’abord relever que la médecine chinoise s’est, depuis déjà plusieurs décennies, largement mise à l’heure de la science. Là-bas comme ici, la science des laboratoires bat son plein. Partant, d'obédience physiologique, la vieille médecine traditionnelle ne faisant pas de différence entre l’esprit et le corps devrait se fissurer, laissant apparaître que, paradoxalement, le corps dont parle la nouvelle médecine n’est pas un, car s'il y a celui des sciences bio-physico-chimiques, il y a aussi celui de la psychanalyse, comme le montre au mieux la clinique de l'hystérie de conversion. D’autre part, la philosophie du Yin et du Yang ne porte-t-elle pas en germe de quoi penser ce qui, du côté de l'intellectuel, le Yang, intéresse le signifiant, et ce qui, du côté du Yin, ressortit à la sexualité, soit les deux dimensions fondamentales de la structure psychanalytique du sujet que sont, l’une à l’autre corrélées et génératrices des affects, l’identification signifiante et la jouissance pulsionnelle ? Par ailleurs, l’enrichissement capitaliste et l’individualisme qui en est solidaire ne laissant pas de gagner du terrain, au point qu’il y a désormais en Chine une bourgeoisie et des classes moyennes aspirant à un mieux être total, un mieux matériel comme un mieux psychologique, la thérapeutique de longue haleine que constitue la psychanalyse ne pourrait-elle pas bientôt y faire florès? On peut le penser. Et c’est pourquoi, in fine, le personnage de Dai Sijie dessine peut-être le balbutiant prototype du psychanalyste que la Chine attend, celui qui, y accomplissant ses premiers pas, fait sortir la psychanalyse des lieux rares et privilégiés où elle est pour l’instant cantonnée, quelques universités et quelques établissements hospitaliers des grandes villes chinoises.

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A tout considérer, par son double attrait littéraire et culturel, et sans oublier - nul doute affaire de spécialiste - la difficile mais intéressante question de la transidentité linguistique en littérature,  Le complexe de Di est assurément un livre que le lecteur découvrira ou redécouvrira avec intérêt, à un moment où, avec les jeux olympiques et l’agitation politique au Tibet, l’Empire du milieu fait parler de lui.

 

 Roger Sciberras

 Paris, Juin 2008