1 - Couleurs et figures de l'inconscient

2 - La jouissance de l'ange : je suis parce que tu me regardes

Couleurs et figures de l'inconscient

Tel le cri d'une pierre - Huile sur toile 116 x 81

Plus de dix ans après la grande rétrospective de la Chapelle de la Salpêtrière, Judicaël expose sa démarche d’hier et d’aujourd’hui à l’Atelier Gustave. L’accrochage est réalisé à l’enseigne de Lacan, dont un texte est placé à l’entrée de l’Atelier. Il s’agit d’une longue citation sur ce que le peintre offre à son public. Il lui donne à voir, dit à cet égard Lacan, un objet visant à apaiser la pulsion scopique qui, comme toute pulsion, ne saurait accéder à l’objet de jouissance vers lequel elle ne laisse pas pour autant d'aller. C’est le côté apollinien de la peinture, celui qui, tout en le masquant, apaise le versant dionysiaque de la création artistique, celle-ci ayant pour ressort la part de jouissance que l’artiste a dû un jour, comme tout infans, sacrifier de son être pour advenir comme sujet au moment où il s’est séparé de l’Autre, dont il garde pour cela la hantise. Cette part sacrifiée est l’objet perdu du refoulement dont le retour est impossible, sauf sous les espèces de l’art, l’artiste ayant le pouvoir de promouvoir en œuvre universelle les traces signifiantes que son inconscient en conserve. Enfin, selon ce que postule encore la théorie psychanalytique de la sublimation artistique, c’est parce qu’ils partagent le même manque que l’artiste et son public communient autour de l’œuvre d’art, qui en occupe la place. Tel est donc, donnant autant à penser qu’à voir, le topos d’où Judicaël demande semble t-il à son public de partir pour goûter pleinement ce qu’elle expose.

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Parce que les choses de la psychanalyse sont familières à Judicaël, la référence lacanienne est éminemment suggestive. Aussi ne peut-on s’empêcher de penser que ce qu’elle montre vient de loin et, si l’on souscrit aux thèses esthétiques de la psychanalyse, que c’est de là que sa peinture tire son étrange beauté, l’étrangeté ayant toujours pour origine une certaine dimension abyssale. Ces affirmations sur le caractère profond de la peinture de Judicaël n’ont rien d’arbitraire. Elles se soutiennent d’abord des confidences livrées par l’artiste dans les interviews qu’elle a accordées à l’occasion de ses expositions de 1990 et 1995. N’y souligne-t-elle pas, en effet, sa « recherche d’une image perdue », son « goût pour l’archéologie » et, plus généralement, son souci de faire « apparaître l’invisible » ? Faisant écho à ses déclarations, les thèmes qu’aborde Judicaël dans son œuvre sont eux aussi révélateurs d’une préoccupation tournée vers des êtres aspirant à sortir d’un monde situé aux confins du jour et de la nuit, du visible et de l’invisible. Qu’on en juge par le titre de ses dernières toiles : « Noyée dans l’aube », « L’homme est un être des lointains, il n’est pas il vient », « Prince enténébré II dans l’inachèvement », « Le passage à l’invisible », « L’Ange de la Résurrection » ...! Le thème de l’Ange, qu’elle décline depuis de nombreuses années, paraît à cet égard particulièrement édifiant. Être spirituel, invisible, l’Ange est toujours une vérité de foi. Mais quelque chose de son être sensible peut être saisi lorsqu’il s’incarne par la grâce de son créateur. « L’Ange, dit Judicaël, habite le paradis de l’enfance et nous propose une expérience de la frontière, du passage, un regard tourné vers l’ailleurs ». C’est la frontière que les possibles qui aspirent à l’être franchissent parfois, et dont Pierre Kaufmann a parlé mieux que quiconque, et précisément à propos du sourire des Anges de Judicaël. « En introduisant la caution de l’Ange, et avec elle une ambiguïté exemplaire quant à la réalité de ce qui nous est présenté, Judicaël, écrit Pierre Kaufmann, nous situe sur cette ligne frontière où le for intérieur du sujet s’engage dans l’extériorité et nous y devient accessible par la vertu de son expression, c’est-à-dire sur cette ligne où les Anges reçoivent un corps. Car le for intérieur est l’âme de l’Ange, et le style de l’artiste se spécifie ici selon la valeur qu’elle entend donner à cette incarnation en tel ou tel point crucial de cette frontière ». Enfin, toujours dans le sens des interrogations qui précèdent, il y aurait sans doute lieu de se demander si l’inspiration que Judicaël tire parfois de la sculpture, cherchant à faire naître de celle-ci « une image dont le sens est perdu à jamais », ne constituerait pas la pointe extrême de sa démarche. Tirer une image de la pierre, faire un portrait des statues d’un Dionysos, d’une Minerve ou d’une Aphrodite, n’est-ce pas créer à partir de ce qui ne peut plus faire retour, réanimer l’inanimé, la minéralité étant le symbole de ce qui est à jamais pétrifié ? Assurément, si l’on considère le caractère irrémédiable de la perte dont elle parle ! Et c’est ce qui en dit long sur le caractère abyssal de son travail, dont l’analyse reste à esquisser.

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Cette analyse n'a nul besoin d'être de nature psychologique car, selon la leçon même de Lacan, l'art s'applique plus à la psychanalyse que cette dernière ne s’applique à l’art. Contrairement à ce que la tradition a longtemps retenu, c'est d'abord celui-ci qui s’applique à celle-là, lui fournissant schémas, structures et modèles pour penser ce qui se montre et se dérobe à la conscience du fait du refoulement. Dès lors, les interrogations menées sur le travail de Judicaël ne peuvent être que picturales, c'est-à-dire conduites à partir des seuls moyens dont use l’art de peindre : l’espace, la couleur et le dessin, les enseignements susceptibles d’être tirés de sa peinture pour appréhender les mécanismes de fonctionnement de l’inconscient étant offerts en prime. Par sa singularité, la construction de l’espace est la donnée qui, dans la peinture de Judicaël, attire d’abord l’attention. Aucune perspective ne creuse ou ne dessine l’espace de la toile : ni celle, unique, du classicisme, ni celles, plurielles ou verticales, du baroque. Un temps, lorsqu’elle travaillait avec le blanc, le noir et le gris de Payne, Judicaël utilisait des fonds aux couleurs légères pouvant suggérer l’espace et la lumière. Aujourd’hui, rien n’atténue la frontalité de la composition, qui pour autant n’a rien de la frontalité cubiste. Il s’agit, en effet, d’une peinture essentiellement figurative accordant la première sinon l’exclusive place au visage : sourires ou regards énigmatiques de putti, visages fermés ou apaisés de jeunes dieux, etc. Cette frontalité n’est pas le moindre des paradoxes pour une peinture qui cherche à rejoindre les profondeurs et à nous en restituer les mystères. Mais ce paradoxe n’est qu’apparent car, dans la peinture de Judicaël, la profondeur de l’espace est rendue par la couleur. Pour l’essentiel, en effet, la construction de l’espace est réalisée par les seules ressources de la palette, les valeurs du premier plan étant exagérées pour donner l’illusion du fond, à moins que le second plan ne soit rendu par le flou ou le dégradé des couleurs. A cet égard, la distinction traditionnelle entre un « noir » couleur et un « noir » profondeur n’est pas recevable car, dans les tableaux de Judicaël, le noir constitue parfois le fond d’où émerge la figure et, d’autres fois, la couleur sous laquelle la figure surgit. D’ailleurs, d’une manière générale, le mariage des couleurs vives et chaudes, qui avancent, et des couleurs ternes, qui reculent, est largement subverti, et notamment l’emploi conjugué du rouge et du noir : tel ange noir plutôt mat qui s’ouvre à nous est porté par un fond rouge plus lumineux alors que, d’un point de vue académique, cela devrait être le contraire. Cela intrigue sans choquer, ce qui laisse entendre que cette subversion est voulue et réussie. Mais quelle en est la formule ? S’agissant d’une peinture dont le thème est le retour d’un ailleurs perdu, d’une image dont le sens fait désormais défaut, d’un paradis habité par des anges annonciateurs de l’Autre dont on attend la venue, la réponse paraît aller de soi : l’inversion des couleurs nous invite à aller à contresens. Judicaël, par le génie de la peinture, inverse la direction du mouvement. Dès lors, ce ne sont plus les Anges qui viennent à nous, c’est nous qui sommes transportés vers eux pour les tirer d’un abîme dont ils ne souhaitent pas toujours sortir. Les jeunes dieux dont le regard est absent ne sont-ils pas, de même, le plus souvent en train de déserter le monde, obligeant le peintre à les figer à jamais pour qu’ils restent parmi nous ? Certainement, car il n’y a rien de plus indiqué qu’une telle démarche pour retrouver et dessiner la trace de ce qui perdure dans un lieu assimilable à l’inconscient. De la sorte, Judicaël nous montre également que le génie de la peinture travaille comme l’inconscient freudien, celui-ci - les tropes du rêve le révèlent au mieux - fonctionnant parfois sur le mode du renversement d’une chose en son contraire, l’éloignement signant la proximité, le départ l’arrivée. De l’usage que Judicaël fait de la ligne et de la couleur, on ne saurait dissocier celui qu’elle tire de la peinture prise dans sa matérialité afin de soutenir son propos artistique, voire psychanalytique. C’est en effet en jouant sur ces trois éléments que Judicaël s’emploie à évoquer ce qui, derrière la représentation, se dérobe à toute appréhension immédiate. Ainsi, dans son traitement du motif, le trait est flou et la couleur l’emporte sur le dessin, du fait qu’on ne saurait cerner par des traits précis des êtres habitant des lointains inconnus. Le coloris reste cependant faible car la vivacité des couleurs ne serait ici guère mieux de mise : seule l’utilisation du noir et de rouges ayant subi l’usure du temps peut convenir pour donner un corps aux images habitant le néant. Mais plus fondamentalement, et parce qu’il s’agit de faire venir au jour ce qui n’a pas vocation à y accéder, ces corps nous sont plus montrés par la chair du tableau que par la couleur. Ils sont en effet formés d’une pâte si épaisse que la matière absorbe autant de lumière que la couleur en restitue. C’est le difficile sacrifice de la couleur auquel consent Judicaël. Celui-ci n’est toutefois pas vain car c’est en délaissant la peinture des corps au profit du corps de la peinture qu’elle parvient à souligner, pour mieux nous le révéler, que ce qui est irrémédiablement perdu ne se montre précisément pas, sauf sous les espèces d’une matière picturale porteuse d’un faible coloris. Partant, on peut se demander si la seconde leçon inscrite dans la peinture de Judicaël ne serait pas de nous rappeler que les formations de l’inconscient sont corrélées à un objet premier dont la présence, inassignable, revêt le visage du manque. Et comme aucune anamnèse ne permet de remonter à ce qui est originaire, car la perte du premier objet est la condition de constitution du sujet, seule est possible la création fantasmatique ou artistique qui en tient lieu. Aussi est-il par là-même suggéré, sur le modèle du travail du peintre, que la cure peut être conçue comme donnant corps au fantasme qui obture le manque ; et lorsque ce fantasme est assumé, le sujet peut, s’il est artiste, faire surgir en son lieu une œuvre d’art.

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A tout prendre, il paraît donc manifeste que l’exposition « lacanienne » de Judicaël tient pleinement ses promesses. Elle les tient même doublement puisqu’elle nous donne à voir non seulement l’inconscient de la peinture, sa beauté et ses dessous cachés, mais encore une peinture de l’inconscient : son espace, ses dessins et ses couleurs – les tropes de celui-ci étant homologues aux figures de rhétorique de celle-là.

Roger Sciberras - Exposition Judicaël à l’Atelier Gustave, Paris 2006.

La jouissance de l'ange : je suis parce que tu me regardes

Je suis parce que tu me regardes

Pour goûter au mieux la production d’un artiste, il est assurément préférable d'en avoir une vue d’ensemble. Aussi, et ils sont nombreux, les admirateurs de longue date du travail de Judicaël ne pourront que se réjouir de l’exposition, organisée dans son atelier même, où elle présente pour eux une part importante de ses études sur l’Ange. Réalisés à la mine de plomb, les dessins de Judicaël ne valent pas, en effet, uniquement comme croquis, schémas et recherches ayant servi à l’élaboration d’huiles consacrées au thème de l’Ange. Ils valent aussi et surtout comme tels, dans une production où, excédant largement l’œuvre peinte, la quête graphique de l’Ange est sans cesse renouvelée à partir des modèles que lui offrent, au gré de ses voyages, le décor des retables et les arcanes des diverses églises qu’elle visite : S. Luigi dei Francesi, Santa Maria Maggiore, Santa Maria dell’Anima, etc.

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Nombreux et variés, les anges de Judicaël sont donc à l’image des différents lieux d’où elle les tire de la pierre pour leur prêter vie, leur offrant pour ce faire ce qu’aucun sculpteur ne peut donner à ses œuvres : le regard qui les fait vivre ! Or, paradoxalement, ce nombre et cette variété ne laissent pas de révéler ce qui confère aux anges de Judicaël l’unité qui les rassemble et qui paraît manifeste : en premier lieu, et tenant à leur mouvement ascendant, un regard en contre-plongée autant intériorisé qu’ouvert sur l’extérieur; en second lieu, une légère inclinaison de la tête vers l’arrière, la singularité de ces deux éléments contrastant avec le modèle des putti de l’âge baroque dont elle s’inspire pour le reste. Mais cette singularité, présente dans la quasi-totalité de ses anges, ne nous est-elle pas par ailleurs artistiquement familière ? Ce regard qui s’abrite derrière des paupières plus ou moins closes fortement hachurées de noir ainsi que ce visage renversé tourné vers le ciel, ne seraient-ils pas de même nature que ceux mis en scène par Le Bernin dans sa remarquable Transverberation de Sainte-Thérèse ? L’Ange de Judicaël n’a certes rien du jeune ange souriant transperçant de sa flèche d’or le cœur de Sainte Thérèse ; mais il a en revanche beaucoup à voir avec l’extase céleste à laquelle la sainte est en proie sous les coups répétés qu’elle reçoit. Peut-être, très justement, objectera-t-on que la touche élégiaque dont sont empreints les anges de Judicaël est absente chez Sainte-Thérèse, et qu’il serait à cet égard préférable d’évoquer l’étrange volupté qu’expriment le regard et l’inclination du visage du tout aussi remarquable Esclave se mourant de Michel-Ange. Cette objection est éminemment fondée. Mais ne va-t-elle pas précisément dans le sens de ce qui est ici en cause : à savoir qu’il existe une mélancolique jouissance de l’Ange et que celle-ci nous est révélée par la position d’un corps qui s’y abandonne et un regard qui s’absente en même temps qu’il nous vise ? A tout prendre, une lecture en ce sens des dessins de Judicaël paraît envisageable. Encore conviendrait-il, pour être recevable, que cette lecture soit congruente avec une angélologie y faisant écho. Dès lors, en conjuguant comme il se doit angélologie et esthétique, la question qu’il y a lieu de se poser est de savoir ce qu’il en est de la jouissance de l’Ange, à entendre de deux façons : au sens du génitif subjectif, car il s’agit d’abord de s’assurer que l’Ange qui nous regarde éprouve la jouissance qu’on lui suppose, mais encore au sens du génitif objectif, car il y a également lieu de s’attarder sur ce qu’il en est de la délectation que nous tirons pour notre part de l’Ange.

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Dans l’espace que délimite l’angélologie ici convoquée, et qui est tout autant celui du christianisme que du baroque artistique, on ne saurait oublier que l’attrait de l’Ange pour la jouissance terrestre est un point sur lequel les théologiens ne laissent pas de s’interroger. Le problème ici posé n'est pas celui de la chute de l'Ange sanctionnant le péché d'orgueil (pecatum superbia), qui est d'acquérir une omnipotence narcissique l'élevant à la puissance de Dieu ; il  n'est pas non plus celui de la chute de l'Ange tenant à l'envie (peccatum invidia) de partager les possibilités d'existence accordées à l'hommme par Dieu, une chute qui, selon les docteurs de l'Eglise, s'expliquerait, en dernière instance, par le fait que le secret de l'incarnation aurait été dissimulé aux anges au moment de la création. Le problème d'angélologie dont il est question est celui du corps subtil ou de l'incorporéité des anges longtemps discuté dans l'Eglise, et qui concerne la nature de cette corporéité. S'agit-il d'une incarnation permettant de partager effectivement la condition de l'homme, ou d'une simple incarnation pour apparaître ? A cet égard, dans son De carne Christi, Tertullien se plaît à opposer  l'incarnation christique (acceparit carnem) à l'incorporation angélique (adcorporandum), qui, elle, n'est qu'une chair pour apparaître (in carne processerint). De même Origène, dans son Peri Archôn, distingue-t-il la corporéité tangible du Verbe fait chair à la corporéité subtile ou éthérée (naturaliter subtile quoddam) qui est celle des anges et des démons. Enfin, si Saint Bonaventure et Saint Thomas d'Aquin s'opposent sur la question de l'hylémorphisme angélique - car le premier soutient que cette corporéité est faite de forme et de matière, celle-ci fut-elle subtile, alors que le second, lui, s'en tient à une pure conjugaison de l'acte et de la puissance -  ni le docteur séraphique ni le docteur angélique n'opte pour une incorporation ayant la nature d'une incarnation, eu égard à l'essence spirituelle de l'Ange. Il reste, cependant, que l'Ange qui apparaît n'est pas pour nous sans corps. Au demeurant, ainsi que l'indique Saint Augustin, les anges ne peuvent apparaîtrent comme tels à l'homme qu'en rapport avec ce qu'ils ont à faire (accomadate ad id quod agunt). Aussi l'Ange ne peut-il remplir son office sans montrer ce qu'il en est des sentiments qu'il éprouve et que révèlent son visage et sa posture corporelle. L'Ange de l'Annonciation qui s'adresse à Marie ne peut que partager avec elle la bonne nouvelle, de même que le séraphin crucifié provoquant l'extase de Saint François recevant les stigmates ne saurait manquer d'en éprouver quelque chose. Autrement dit, parce que l'homme est fait pour l'Ange et l'Ange fait pour l'homme - il est entre eux le messager, étymologiquement l'aggelos -- il va de soi que c'est vis-à-vis de nous, qui en sommes la cause, que l'Ange éprouve la jouissance qu'on lui connaît, même s'il n'est pas facile de rendre épistémiquement compte de la façon dont il assume un corps.

Il n'y a rien d'étonnant dès lors, à ce que Judicaël puisse nous montrer que les visites angéliques, lorsqu'elles sont sources d'émotion pour nous, constituent aussi une source d'émotion pour les anges.  Ceux-ci nous visitent et un simple accueil du regard de notre part les bouleverse. Toutefois, et malheureusement pour eux, ces visites n’ont plus lieu depuis bien longtemps. L'apparition de nos anges gardiens est devenue rare. Jadis, si on en croit les livres sacrés et la littérature qui leur est dédiée, les anges étaient partout et rendaient visite à tous ; mais cette époque est révolue, du fait que nous ne les attendons plus ; et peut-être est-ce pour cela que l’Ange de Judicaël, en certaines occurrences, semble poser sur nous un regard autant dubitatif qu’interrogateur sur notre indifférence à son endroit. Il s’exprime ainsi car, pour être, pour exister selon sa vocation dans notre monde et en tirer jouissance, l’Ange a besoin de nous, de notre regard : Ego sum quia tu me respicis, dit l’ange. Je suis parce que tu me regardes ! C’est la célèbre formule que Nicolas de Cues emploie pour parler de l’icône faisant des créatures qui la regardent les garantes de la présence signifiée, et qui, mutatis mutandis, peut être appliquée aux anges, du fait que l’épiphanie angélique est elle aussi tributaire de l’homme. C’est nous qui, par notre regard, faisons en effet exister l’Ange, lui donnons la consistance ontologique qu’il lui sied sous les espèces de la jouissance qu'il attend. Etre, pour l’Ange, c’est être vu. Et comme l’Ange n’apparaît qu’à une seule personne à la fois, il faut se montrer disponible si nous voulons être source de sa manifestation terrestre. Or, de cette angélologie de l’incarnation, Judicaël ne nous donne-t-elle pas précisément une éclairante traduction esthétique avec le cercle qui enclot le visage de l’Ange ? Si tout dessin fait naître du fond indifférencié du monde l’être qu’il circonscrit, et si la vertu ontologique du cercle ne saurait être discutée, du fait de sa perfection et de l’excès de sens qu’il recèle lorsqu’il se ferme sur son trait, il y a assurément lieu de soutenir que quelque chose d’équivalent se joue ici : le détourage circulaire du visage de l’Ange fait émerger un être dont le regard mélancolique nous dit qu’il ne veut pas rester au jardin où dort le silence de l’indifférence l’attirant irrésistiblement, et qu’il peut en être sauvé par la rencontre d’un regard lui donnant le corps qu’il souhaite habiter ! Dans le même ordre d’idées, peut-être pourrait-on de surcroît suggérer que ce tracé, par son caractère manifestement ininterrompu doublé d’une quasi-absence de frottis, semble porter témoignage du souci de Judicaël de sauvegarder l’Ange pendant tout le temps où elle le dessine. Cette absence de repentir d’un trait qui jamais ne s’arrête ne viendrait-elle pas en effet de là ? Sans doute, si l’on tient pour établi que la manifestation angélique est plus aujourd’hui humaine que divine: c’est l’artiste qui, par sa création continuée, le maintien dans l’être, jusqu’à ce que, prenant sa suite, nous l’empêchions à notre tour de sombrer dans le néant par une contemplation sans cesse poursuivie.

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Mais de cette contemplation ontologique qui nous incombe, ne sommes-nous pas nous-mêmes payés en retour par une jouissance comparable à celle de l’Ange ? Certainement car, en tant que telle, l’épiphanie de l’Ange est un délice. Quand il se manifeste comme messager, l’Ange n’est-il pas en effet toujours porteur de nouvelles inouïes autant que réjouissantes? Anges de l’Annonciation, de la Résurrection… La liste qui pourrait en être dressée est longue ! Illustrée entre autres par Domenico di Michelino et Zanobi Strozzi dans leur Saint-François recevant les stigmates, la théologie franciscaine des stigmates n’indique-t-elle pas, quant à elle, que l’on peut goûter un amour incendiaire médiatisé par l’image du chérubin, étant rappelé que cette théologie de la chair, lieu de conjugaison de l’âme et du corps, du Dieu et de l’homme, n’a rien au départ de doloriste? Cela va de soi et permet d’affirmer que nous jouissons nous aussi de la rencontre avec l’Ange, la jouissance mystique que nous tirons de lui n’étant pas moindre que celle qu’il tire de nous. Mais, à cet égard, peut-on aller jusqu’à dire que son regard nous fait vivre ? La réponse, ici encore, ne peut être que positive en ce sens que, vérité des sciences humaines s’il en est, seul l’accueil de l’Autre nous fait vivre : le regard de l’Autre nous fait être, l’altérité précède et engendre l’égoïté. Ainsi, et parce que l’Ange ne saurait être à cet égard en reste, il y a lieu de revenir à la belle formule de Nicolas de Cues pour dire que le regard de l’Ange nous fait vivre - Ego sum quia tu me respicis ! - car, comme chacun sait, cette formule vaut également dans le sens du regard de l’Autre vivifiant les créatures contemplant l’icône. Il se pourrait même, si on suit Judicaël sur le chemin où elle nous mène, que cette vérité onto-théologique soit également esthétique. La formule, en effet, n’est pas uniquement religieuse et métaphysique ; elle est en outre artistique. Aussi comprend-on que le regard par lequel l’Ange nous réjouit puisse être au cœur de l’esthétique de Judicaël. Et pour donner plus de poids à cette orientation, peut-être pourrait-on d’emblée rappeler que le dessin, à l’égal de la peinture, est un art de la subjectivation ou de l’engendrement du sujet. Le dessin, vérité hégélienne, porte en effet en lui, et dès sa conception par l’artiste, la place que le sujet de la contemplation est appelé à occuper, du fait que, comme tout tableau, le dessin ne se regarde en général que selon un point fixe. Dès lors, et parce que le tableau subjective celui qui vient à la place qui lui est assignée pour en jouir, on peut affirmer que l’Ange de Judicaël nous fait advenir à l’être au moment où nous-mêmes l’engendrons par notre regard. Nous pouvons donc nous aussi dire : Ego sum quia tu me respicis !, je suis parce que tu me regardes ; je suis parce que ton regard me donne cette plénitude de l’être que l’art ne laisse pas de me procurer. C’est la jouissance esthétique qui, comme l’extase mystique, ne s’éprouve que dans un transport hors de soi, là où est notre être le plus profond. D’ailleurs, ce lieu de l’extase, du dessaisissement de soi nous faisant accéder à une jouissance sans pareil, n’aurait-il pas pour signifiant, dans les dessins de Judicaël, cet infini vers lequel ouvre la perspective baroque induite par le regard en contre-plongée de l’Ange ? Cette hypothèse paraît féconde car elle confirme que la jouissance des anges et celle des hommes suivent des orientations qui se croisent : les anges cherchent dans l’incarnation terrestre une densité de l’être que les hommes, pour leur part, ne trouvent que dans le ravissement de la jouissance extatique; et c’est pourquoi la perspective ici évoquée est une perspective ascensionnelle, celle de l’élévation céleste qui nous est ordinairement fermée mais vers laquelle nous tire l’Ange. Il y a donc lieu d’en conclure que la jouissance de l’Ange nous divise : notre jouissance est teintée de mélancolie car le point de vue sous lequel nous découvrons l’Ange de Judicaël est aussi celui de son retrait vers l’infini; mais, du fait que c’est nous qui, en croisant son regard, engendrons son mouvement et l’espace où il s’élève, il n’est peut-être pas illégitime de suggérer que le regard de l’Ange vaut comme signe d’actualisation d’une jouissance autrement inatteignable.

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Ainsi donc, et nous invitant à aller plus loin, un parcours des dessins de Judicaël mettant en exergue, au double sens du génitif, la jouissance de l’Ange et celle du public qui en est le medium, mérite assurément qu’on s’y presse, surtout si l’on considère que ce parcours est uniquement balisé par les données les plus fondamentales du logos du dessin : le trait, le frottis et la hachure d’où émergent le mouvement, les figures et l’espace organisant la croisée des regards angéliques et humains. Les données en question sont en effet garantes de la pertinence de la démarche sinon du propos, qui se veut exclusivement esthétique, en dehors d’une seule affirmation : celle selon laquelle la jouissance de l‘Ange est une vérité de toujours ; et parce que cette vérité ne s’inscrit pas dans le registre des choses qui se prouvent mais dans celui des réalités qui s’éprouvent, tous ceux qui auront le privilège de visiter l’exposition d’atelier de Judicaël ne manqueront pas d’en faire l’expérience, de sorte qu’ils pourront à leur tour en porter témoignage.

Roger Sciberras - Atelier de Judicaël, Boulogne-Billancourt, Novembre 2008.