Nu aux bas rouges, hommage à Matisse, Acrylique sur toile, 100 x70

De l’Abstraction lyrique à la Nouvelle figuration

 

L’hommage de Robert Nicoïdski à Henri Matisse a de quoi surprendre, si l’on considère que ce dernier, sans en avoir été membre, a été un des inspirateurs de l’Abstraction lyrique, alors que Nicoïdski, après avoir pris ses distances avec celle-ci, fait ouvertement nombre avec les gens de la Nouvelle figuration, opposants déclarés à toute forme d’abstraction.  

Pour la Nouvelle figuration, la rhétorique des formes ne doit-elle pas, en effet, être invalidée par des significations affirmées, l’abstraction évacuée au profit de ce qui s’exhibe, et la figure-expression mise en avant là où prévalaient les manifestations sensibles de l’intériorité spirituelle ? Assurément ! Mais n’est-il pas également vrai que la Nouvelle figuration, à l’instar de toute la peinture moderne, doit elle aussi beaucoup au premier Matisse, celui du Fauvisme ? Au demeurant, mieux que quiconque, Matisse ne s’est-il pas plus spécialement préoccupé de la question à laquelle, chacun à sa façon, de nombreux peintres de la Nouvelle figuration - de Bacon à Nicoïdski en passant par Adami - n’ont pour leur part jamais cessé de s’intéresser, et qui est celle de l’expression picturale du corps humain ?

 

 

La chose va de soi car Matisse, loin de tout souci décoratif, s’est perpétuellement employé à exprimer le ressort spirituel des corps et de la nature, sa démarche artistique ne se cantonnant pas à un vitalisme ornemental.  

Ainsi comprend-on qu’en guise d’hommage à son aîné, le Nu aux bas rouges de Nicoïdski puisse, en plus marquant, receler tout ce qui, chez Matisse, concourt à la sensualité et à l’expressivité plastique des corps. 

N’en va-t-il pas d’abord ainsi avec la ligne délimitant le corps du nu considéré et qui, à l’instar de celle de Matisse, n’a rien de la brisure cubiste, de sorte que son suivi ne laisse pas de retenir continuellement notre regard ? Peut-être y a-t-il plus, d’ailleurs ! En suivant cette ligne, ne générerions-nous pas, nous aussi, quelque chose de la jouissance du corps qu’elle cerne ? A l’instar du peintre dont le dessin de la main est également un geste qui fait venir à l’être, le regard qui s’attarde sur l’œuvre pourrait ici avoir tout d’une contemplative caresse, surtout si l’on observe que dessins et volumes vont ensemble, Nicoïdski mariant, sans les opposer, les contours de la ligne et les volumes de la ronde-bosse.

Ne faut-il pas en outre dire que la scission de la ligne et des couleurs assoit la puissance de ces dernières et amplifie tout ce qui nous est suggéré sinon montré de la jouissance du Nu aux bas rouge ? L’étonnante présence qui est la sienne ne tient-elle pas, en sus de ce que le gros plan et le noir du pubis peuvent focaliser de la vision, au jeu combiné des couleurs et à leur traitement ? C’est possible ! Et nous retrouverions alors à nouveau Matisse, puisque, tout comme ce dernier le fait avec ses nus volumineux, Nicoïdski use volontiers d’un quasi aplat monochrome en second plan, afin de mettre en exergue ce qui vient devant ; et comme les complémentaires employées en l’espèce sont le vert, froid, et le rouge, chaud, qui avance, le nu dont il nous gratifie ne laisse pas de venir vers nous, au point d’excéder les limites du cadre. 

Pour autant, et alors même que l’anonymat de son visage et le dénudé érotique de ses bas tendent à pousser le Nu aux bas rouges vers nous sans retenu, c’est sans excès qu’il nous offre son corps. Mais cela ne tiendrait-il pas à la modulation de l’espace introduite par Nicoïdski, celle que l’on trouve précisément en abondance dans les nus de Matisse et dont la diagonale est le maître-mot ? Pourquoi pas, si on prend en compte la double vertu de la diagonale, qui est, d’une part, de tempérer pour nous l’éviter ce qu’un mouvement frontal peut avoir de trop pressant, et, d’autre part, d’introduire une certaine temporalité, source de prolongement du plaisir esthétique, là où, par les caresses qu'il se dispense de toutes mains, le Nu ne laisse pas de rechercher l'assouvissement de son insistant émoi corporel.

Ainsi donc, en se donnant pour tâche de rendre hommage à Matisse, Robert Nicoïdski a entendu affirmer tout ce qu’il lui doit. Mais cet hommage vaut surtout pour ce qu’il tire de son devancier, afin d’aller plus loin. Ainsi que l’indiquent la présence physique et l’attrait charnel du Nu au bas rouge, la ligne, les couleurs et l’espace hérités de l’art de Matisse ne concourent plus seulement, comme chez ce dernier, à l’expression d’une spiritualité rayonnante dont la peinture nous restituerait picturalement l’existence ; ils véhiculent d’abord ce qu’il en est de la jouissance habitant le corps, et dont le peintre de la Nouvelle figuration, sous les espèces de la figure qu’il en retient, nous donne à gouter le plaisir. 

 

Roger Sciberras

Exposition 10/10, Galerie J. Hahn

Paris, mars 1989.